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Bending Spoons : L'art de l'optimisation radicale

Analyse
22 nov. 2025

En 2013, Luca Ferrari et ses trois cofondateurs de Bending Spoons ont identifié une inefficacité monumentale dans l’industrie du logiciel grand public. Des applications avec des dizaines de millions d’utilisateurs généraient des marges pathétiques. Evernote brûlait du cash. Meetup perdait de l’argent. WeTransfer sous-monétisait son trafic de manière criminelle.

Le diagnostic de Ferrari était simple. Ces boîtes n’avaient pas un problème de produit. Elles avaient un problème d’exécution. Trop d’employés. Trop de features inutiles. Trop de sentimentalisme dans la gestion. Trop de bullshit entrepreneurial sur la mission et la vision.

Bending Spoons a construit une machine pour corriger cette inefficacité. Acheter des applications célèbres mais mal gérées. Virer 70% des effectifs. Centraliser toute la tech à Milan. Augmenter les prix. Doubler la marge en six mois.

Aujourd’hui, Bending Spoons valorise 2,55 milliards de dollars et possède Evernote, Meetup, WeTransfer, Remini, Splice et une trentaine d’autres applications totalisant plus de 500 millions d’utilisateurs. La boîte génère environ 400 millions de revenus annuels avec seulement 500 employés. Les marges EBITDA tournent autour de 40%.

Ferrari n’a pas réinventé le software. Il a juste appliqué une discipline d’ingénieur à une industrie habituée à l’amateurisme.


I. Le Pilote & La Thèse : L’Ingénieur Contre l’Entrepreneur#

Luca Ferrari est diplômé du Politecnico di Milano en ingénierie mathématique. Il a cofondé Bending Spoons avec trois autres ingénieurs italiens. Pas de financiers dans l’équipe fondatrice. Pas de MBA. Que des polytechniciens obsédés par l’optimisation et la performance.

Cette origine technique a dicté leur thèse d’acquisition entière. Ferrari considère que les fondateurs de startups sont structurellement mauvais gestionnaires une fois que leur produit a trouvé son market fit. Ils embauchent trop vite. Ils lancent des features pour flatter leur ego plutôt que pour générer du revenu. Ils refusent d’augmenter les prix par peur de perdre des utilisateurs. Ils confondent croissance du trafic et création de valeur.

La thèse de Bending Spoons tient en une phrase. Le logiciel grand public est une industrie de cash cows déguisées en startups en hypercroissance. Votre mission est de retirer le déguisement.

Ferrari a compris trois choses que la plupart des entrepreneurs ratent.

Dans le consumer software, la valeur réside dans la base installée, pas dans l’innovation continue. Une fois que vous avez capturé dix millions d’utilisateurs avec un produit décent, votre priorité n’est plus de réinventer la roue. Votre priorité est d’extraire le maximum de revenus de cette base en optimisant la conversion, le pricing et la rétention. Les nouvelles features comptent infiniment moins que l’optimisation de l’existant.

Les équipes produit surdimensionnées détruisent de la valeur. Un éditeur de photos mobiles n’a pas besoin de cinquante développeurs. Il a besoin de cinq excellents ingénieurs qui optimisent les performances, corrigent les bugs critiques et testent obsessionnellement les parcours de conversion. Le reste est du gaspillage.

La centralisation technologique crée un avantage de coût insurmontable. Bending Spoons mutualise toute son infrastructure tech entre ses trente applications. Un seul backend. Un seul système de paiement. Une seule stack d’analytics. Une seule équipe infrastructure. Les économies d’échelle sont brutales.


II. L’Operating System : La Brutalité Comme Stratégie#

Le playbook d’intégration de Bending Spoons est célèbre pour une raison. Il est d’une violence inouïe et d’une efficacité redoutable.

Voici exactement ce qui se passe quand Bending Spoons achète votre application.

Les licenciements massifs arrivent immédiatement. Bending Spoons annonce le rachat et vire entre 60% et 80% des effectifs dans les trois mois. Quand ils ont acheté Evernote en 2023, l’entreprise employait environ 300 personnes réparties entre la Californie, le Texas et plusieurs bureaux internationaux. Bending Spoons a licencié plus de 200 employés. Meetup employait une soixantaine de personnes à New York. La majorité a été remerciée post-acquisition.

La centralisation tech commence le jour suivant. Toute l’équipe de développement restante est relocalisée à Milan ou licenciée si elle refuse de bouger. Bending Spoons déploie sa propre stack technologique en remplaçant progressivement le code legacy. Les serveurs migrent vers leur infrastructure mutualisée. Les systèmes de paiement basculent sur leur plateforme unique. Les outils d’analytics sont standardisés.

L’optimisation pricing démarre dans le mois. Bending Spoons analyse obsessionnellement l’élasticité-prix de chaque segment utilisateur. Ils testent des dizaines de variantes tarifaires simultanément. Ils augmentent les prix de manière agressive sur les cohortes les moins sensibles. Quand ils ont acquis Remini, l’app de restauration de photos, les abonnements coûtaient quelques dollars par mois. Bending Spoons a testé des prix jusqu’à 10 dollars par semaine sur certains segments. Résultat : doublement du revenu par utilisateur en moins d’un an.

Le focus produit devient chirurgical. Bending Spoons tue toutes les features qui ne génèrent pas de revenus directs ou qui n’améliorent pas la rétention mesurable. Ils arrêtent les projets R&D spéculatifs. Ils coupent les initiatives marketing low-ROI. Ils éliminent toute la dette technique non-critique. L’équipe produit restante ne travaille que sur trois choses : corriger les bugs qui causent du churn, optimiser les funnels de conversion, tester des mécaniques de monétisation.

Cette approche horrifie la Silicon Valley. Les articles de presse parlent de carnage. Les ex-employés dénoncent la culture toxique sur Glassdoor. Les utilisateurs se plaignent des hausses de prix sur les app stores.

Ferrari s’en fout. Les chiffres parlent.


III. La Mécanique du Capital : Bootstrap Jusqu’à l’Absurde#

Bending Spoons a une particularité rare dans l’univers tech. La boîte est restée bootstrapped jusqu’en 2020 avant de lever son premier tour significatif.

Ferrari et ses cofondateurs ont construit leur portefeuille initial en développant leurs propres applications. Splice, un éditeur vidéo mobile. Remini, un outil de restauration de photos par IA. 30 Day Fitness. Ces apps généraient suffisamment de cash pour autofinancer la croissance et les premières acquisitions.

La discipline de capital est totale. Bending Spoons réinvestit systématiquement 100% du free cash flow dans de nouvelles acquisitions ou dans l’amélioration des actifs existants. Pas de bureaux luxueux. Pas de retreats d’équipe aux Maldives. Pas de dépenses marketing fantaisistes. Chaque euro dépensé doit générer un ROI mesurable.

Le modèle de financement des acquisitions repose sur trois piliers.

Cash flow organique. Les applications du portefeuille génèrent collectivement plusieurs centaines de millions de revenus annuels avec des marges autour de 40%. Ce cash finance les deals de taille petite à moyenne.

Dette bancaire. Bending Spoons utilise de la dette senior classique pour financer les acquisitions plus importantes. La boîte affiche des métriques financières qui font saliver les banques. Croissance rentable. Marges élevées. Churn bas. Récurrence forte. Les banques italiennes et européennes prêtent volontiers.

Equity stratégique. En 2020, Bending Spoons a levé 155 millions d’euros auprès de Starship Ventures et NB Renaissance Partners à une valorisation de 500 millions. En 2022, ils ont levé à nouveau pour atteindre une valorisation de 2,55 milliards. Cet equity finance les mega-deals comme Evernote ou WeTransfer qui nécessitent des centaines de millions upfront.

L’arbitrage de multiple fonctionne différemment que chez Constellation. Bending Spoons achète des applications en difficulté pour des multiples déprimés. Evernote valait probablement entre 1x et 2x son revenu annuel au moment du rachat parce que la boîte perdait de l’argent et le produit déclinait. Bending Spoons transforme un actif qui perd de l’argent en un actif qui génère 30% de marge EBITDA en douze mois. L’arbitrage n’est pas juste un multiple, c’est une transformation opérationnelle radicale.


IV. Le Playbook pour le Small Cap : Ce Que Vous Pouvez Copier#

Vous n’allez probablement pas acheter Evernote. Mais vous pouvez copier la discipline opérationnelle de Bending Spoons sur des actifs plus petits.

Cherchez les applications avec trafic massif mais monétisation pathétique. Utilisez Forge pour identifier des éditeurs de logiciels ou services web avec des métriques de trafic solides mais une rentabilité faible ou négative. Cherchez les signaux. Plus de 100 000 utilisateurs actifs. Moins de 5 euros de revenu annuel par utilisateur. Équipe de plus de vingt personnes pour un produit mature. Ce sont des candidats parfaits pour l’optimisation radicale.

Coupez impitoyablement le gras dès le closing. Identifiez les fonctions critiques avant l’acquisition. Développement core. Support client minimum. Ops infrastructure. Tout le reste doit justifier son existence par un ROI quantifiable. Si le CMO ne peut pas prouver que ses campagnes génèrent un CAC inférieur à six mois de LTV, il dégage. Si l’équipe produit travaille sur des features que personne n’utilise, elle dégage. La brutalité initiale est un signal. Vous ne gérez pas une colonie de vacances.

Testez le pricing de manière agressive et scientifique. Mettez en place des tests A/B sur les prix dès la première semaine. Segmentez votre base utilisateurs par sensibilité-prix. Les power users qui utilisent l’app quotidiennement peuvent payer 5x plus que le prix actuel. Les utilisateurs occasionnels ne paieront jamais. Concentrez votre énergie sur les premiers. Augmentez leurs prix jusqu’à ce que vous observiez du churn significatif. Vous découvrirez que l’élasticité-prix est beaucoup plus faible que vous ne le pensiez.


V. Sourcing : Comment Trouver Votre Propre Evernote avec Forge#

Bending Spoons ne source pas de la même manière que Constellation. Ils ne cherchent pas des monopoles invisibles. Ils cherchent des désastres célèbres.

Utilisez Forge pour identifier les applications B2C ou prosumer avec forte notoriété mais financials dégradés. Cherchez les codes NAF 58.29 pour l’édition de logiciels, 62.01 pour la programmation informatique, 63.11 pour le traitement de données et hébergement. Croisez avec des filtres sur l’ancienneté supérieure à cinq ans et un effectif supérieur à quinze employés.

Identifiez les signaux de détresse opérationnelle. Regardez les tendances d’embauche. Une boîte qui licencie ou qui gèle les recrutements est potentiellement en difficulté. Analysez les avis Glassdoor ou les posts LinkedIn des employés. Un turnover élevé ou des plaintes récurrentes sur la direction signalent souvent un management dépassé. Cherchez les applications dont les notes sur les app stores ont chuté récemment. C’est le signe que le produit se dégrade faute d’investissement.

Ciblez les fondateurs fatigués. Après dix ans à gérer une application qui stagne, beaucoup de fondateurs veulent juste sortir. Ils ont perdu la passion. Ils savent que le produit pourrait mieux performer mais ils n’ont plus l’énergie. Votre pitch n’est pas financier, il est émotionnel. Vous leur offrez une sortie honorable et la promesse que leur création survivra.

Structurez le deal avec earnout lié aux métriques d’usage. Payez une partie upfront basée sur les revenus actuels à un multiple faible vu la performance dégradée. Structurez le reste en earnout sur deux ans lié au maintien des utilisateurs actifs mensuels. Cela aligne les incitations. Le fondateur reste motivé pour assurer une transition smooth. Vous ne payez le premium que si la base utilisateurs reste stable pendant que vous implémentez vos optimisations.


Conclusion : L’Optimisation Bat l’Innovation#

Bending Spoons a prouvé une thèse inconfortable pour la Silicon Valley. Dans le consumer software mature, l’exécution disciplinée bat l’innovation continue. Un produit médiocre géré avec excellence génère plus de valeur qu’un produit excellent géré avec amateurisme.

Ferrari et son équipe ont construit une machine anti-startup. Là où les fondateurs embauchent, ils licencient. Là où les entrepreneurs ajoutent des features, ils en retirent. Là où les CEO tech valorisent la culture et la mission, ils valorisent les metrics et la discipline.

Cette approche ne fonctionne pas sur tous les actifs. Elle ne fonctionne que sur des produits matures avec une base installée défendable et une monétisation sous-optimale. Mais ces actifs sont partout. Des milliers d’applications lancées entre 2010 et 2018 survivent avec des équipes pléthoriques et des marges ridicules. Leurs fondateurs sont épuisés. Leurs investisseurs veulent sortir. Leur produit fonctionne mais ne sera jamais une licorne.

Vous ne construirez peut-être pas un portefeuille de 500 millions d’utilisateurs. Mais vous pouvez acheter une application SaaS B2C avec 50 000 utilisateurs payants, virer la moitié de l’équipe, doubler les prix sur les power users et tripler la marge en un an.

Luca Ferrari n’a pas inventé l’optimisation. Il l’a juste appliquée sans sentimentalisme dans une industrie qui confond gentillesse et faiblesse.

Ouvrez Forge. Tapez “éditeur logiciel grand public” ou “application mobile SaaS”. Filtrez par ancienneté supérieure à cinq ans et effectif supérieur à quinze personnes. Quelque part dans cette liste se cache votre Evernote personnel. Un produit décent. Une base utilisateurs fidèle. Un management qui a abandonné.

Discipline. Brutalité. Métriques.

C’est tout ce dont vous avez besoin.